Conférence ICSA
Accueil Remonter Contactez-nous Sommaire Nouveautés Conseils Colloque APPCF Colloque 2014

 

 

Version du 25/08/2007

 

CONGRÈS INTERNATIONAL ANNUEL DE L'ICSA 2007

Bruxelles, Belgique

Du 29 juin au 1er juillet 2007

 

Communication de Jean-Claude Maes, le 29 juin 2007

Emprise et manipulation. Nous sommes tous concernés

 

1. Historique d'un projet

2. Du phénomène sectaire aux mécanismes de l'emprise

3. Les piliers de l'emprise

3. a. L'hypnose

3. b. Le rituel de passage

3. c. Le syndrome de Stockholm

3. d. Les rituels d'entretien

4. Petite typologie des violences

4. a. Le vice de consentement

4. b. Les disqualifications

4. c. Les exclusions et les menaces d'exclusion

4. d. Le principe de la douche écossaise

5. Un modèle d'intervention dans la continuité de nos recherches

5. a. Le registre rationnel

5. b. Le registre irrationnel

5. c. Le registre éthique

5. d. Le déclic de la sortie

horizontal rule

1. Historique d'un projet

En 1996, suite à la demande de quelques familles concernées par le problème sectaire, j'ai été amené à fonder des groupes d'entraide pour ex-adeptes et proches d'adeptes de sectes. Assez rapidement, j'ai reçu de nombreuses demandes de consultations psychologiques, qui m'ont amené à développer mon projet. Dès 1997, j'ai lancé deux recherches, qui ont abouti en 2000, et fait l'objet d'une publication en 2001: "Santé mentale et phénomène sectaire". De 1999 à 2004, j'ai assuré la direction scientifique d'un certain nombre de colloques et séminaires afin de sensibiliser les autres intervenants du milieu social à la spécificité du phénomène sectaire. En 2000, j'ai obtenu deux temps pleins pour créer un service d'aide aux victimes spécialisé. Cette initiative se différencie nettement d'autres associations, en ceci qu'à la fois elle est constituée de professionnels de la santé mentale, et reçoit des usagers dont le profil ne relève pas exclusivement de la psychothérapie. De ce point de vue, SOS-Sectes est une plateforme d'observation de l'emprise sectaire qui a probablement très peu d'équivalents dans le monde. C'est pourquoi il m'a semblé utile de rédiger un bilan de cette expérience, que j'espère publier dans les mois qui viennent: "Emprise et manipulation. Nous sommes tous concernés".

 

2. Du phénomène sectaire aux mécanismes de l'emprise

Le titre de cet ouvrage appelle quelques commentaires. Le premier de ceux-ci est qu'au fil des années, nous avons été contactés par un nombre croissant de victimes d'emprise n'ayant qu'un rapport relatif avec le phénomène sectaire: violences et abus dans le couple et dans la famille, harcèlement moral, escroquerie, perversion, etc. Le discours étant, assez systématiquement, qu'il n'y a pas à proprement parler de groupe dont l'usager puisse se plaindre, mais qu'il y a bien un gourou. Quelqu'un dont l'usager dit qu'il faut qu'il quitte cette personne qui est toxique pour lui, mais qu'il n'y arrive pas, ou est resté longtemps sans y arriver, l'envers de l'emprise exercée par le gourou étant la dépendance de son adepte.

Deuxièmement, nous avons été assez rapidement frappés par la normalité de ces usagers. A côté de quelques patients au passé familial lourd, et dont il était évident qu'ils répétaient dans la situation actuelle une problématique familiale ancienne, la plupart ne présentaient pas d'autres symptômes que ceux qu'on a l'habitude de rencontrer dans n'importe quel stress post-traumatique. Ce qui n'était pas sans poser quelques questions, car tous avaient choisi la relation qui leur posait problème, en connaissance de cause pourrait-on dire. Il était donc a priori difficile d'y voir des victimes... Ces observations ont été confirmées par nos recherches, qui nous ont permis d'identifier parmi les ex-adeptes testés une immense majorité de personnalités dites névrotiques normales. Le seul problème qu'on puisse repérer chez le futur adepte est tout à fait conjoncturel: il est le plus souvent dans une période de remaniement identitaire, qu'il vive un deuil, un changement de statut ou simplement un questionnement existentiel. Ces résultats, recoupés avec d'autres observations plus anthropologiques, m'ont amené à mettre une point une formule que je répéterai ici: Il ne faut pas être idiot, faible ou fou pour entrer dans une secte. C'est même le contraire, car toute personne susceptible d'être à charge du groupe sera rejetée par les recruteurs (sauf si elle est riche, bien sûr).

Troisièmement, l'observation du phénomène sectaire a modifié notre clinique, en nous faisant prendre conscience que l'emprise était un phénomène naturel, auquel personne n'échappe, et que le traumatisme que nous pouvons diagnostiquer chez nos usagers n'est pas le résultat de l'emprise en elle-même, mais d'un abus qui s'exerce en contexte d'emprise. Au total, je suis passé par plusieurs définitions du mot "secte", pour aboutir à celle-ci, où chaque mot a son importance: groupe dans lequel l'emprise abusive est institutionnalisée. Il faut a) que ce soit un groupe (le New Age, par exemple, n'est pas un groupe mais un mouvement, au sein duquel certains groupes peuvent être sectaires, d'autres pas), b) que l'emprise qui s'y exerce, comme dans n'importe quel groupe, soit abusive c'est-à-dire s'accompagne de violences morales et/ ou physiques auxquelles les victimes n'arrivent pas à se dérober, et c) qu'on trouve des traces de programmation du processus abusif dans le groupe en tant qu'institution, essentiellement à travers ses rituels et ses règles. Dans les grands groupes, cette programmation est tout à fait explicitement parce contenue dans la liturgie qui accompagne les croyances partagées. Dans les petits groupes, elle est souvent implicite, agie sans que personne n'en ait jamais parlé. Dans le couple par exemple, groupe de deux personnes, il y a certainement des rituels et des règles qui mettent l'idéologie relationnelle en oeuvre, mais il est rare que les partenaires en parlent, en dehors du cas où ils feraient une thérapie de couple. Mais quoi qu'il en soit, dans toutes les "sectes à deux" que nous avons été amenés à analyser, nous finissons toujours par identifier des rituels et des règles qui soutiennent une situation de violence unilatérale.

 

3. Les piliers de l'emprise

Je suis de plus en plus convaincu que l'emprise est un phénomène groupal, le seul capable d'expliquer par exemple l'existence de patients désignés en ce qui concerne les pathologies familiales, ou encore les kamikazes, etc. Pour moi, la capacité du gourou n'est pas tant d'exercer une emprise sur les adeptes que d'utiliser l'emprise du groupe, en principe destinée à mettre l'individu au service de la collectivité, à son seul profit narcissique.

3. a. L'hypnose

L'hypnose et l'autohypnose sont présentes dans tous les rituels sectaires et ceci quelle que soit la taille du groupe. Dès 1921, Freud en fait, dans son essai sur la psychologie des foules, une composante indispensable de la cohésion groupale. Il pose l'hypothèse d'une composante phylogénétique qui expliquerait tout à la fois la capacité du groupe à programmer certains comportements des individus, et la capacité desdits individus à entrer en transe. Il pense que cette composante explique également la passion amoureuse. En ce qui concerne ce premier pilier de l'emprise, il faut également évoquer les phénomènes d'hystérie collective. Fondamentalement, même si l'hypnose ne peut pousser un sujet à l'extrême opposé de son éthique, elle le met quand même dans un état de conscience modifiée qui le prépare au changement, assouplit ses rigidités défensives.

3. b. Le rituel de passage

Une des données les plus surprenantes qui se dégagent de nos recherches, c'est le constat que les adeptes de sectes, loin d'être les irresponsables qu'on veut croire, s'engagent dans l'embrigadement parce que celui-ci engage leur responsabilité: le futur adepte veut changer quelque chose dans sa vie, et la séduction sectaire tient principalement à ce qu'elle lui offre des outils pour y arriver. Ceci est également vrai pour les situations de couple: tous les psychothérapeutes savent que le couple est un des outils de changement les plus puissants qui soit. Il nous faut également évoquer, ici, les thérapeutes non conventionnés et autres charlatans de la santé. Le propre d'une initiation, c'est que le rituel de passage demande un sacrifice, et le futur adepte est prêt à tous les sacrifices, pour peu que cela serve sa quête. Si j'ajoute à cela que la plupart des adeptes de sectes ont un profil idéaliste, le tableau sera complet.

3. c. Le syndrome de Stockholm

Il est très dérangeant de constater que les victimes tombent "amoureuses" de leurs bourreaux. Mais dès 1919, Ferenczi, père de la victimologie, soulignait la dimension hypnotique du choc. Les choses se passent comme si le traumatisme ouvrait dans l'enveloppe narcissique du sujet une "brèche" qui permet que quelque chose de l'agression, et donc de l'agresseur, pénètre dans le psychisme de la victime, et s'y loge comme un corps à la fois étranger et de plus en plus familier, obligeant en tout cas à des réorganisations dont je tiens à préciser qu'elles ne concernent pas la personnalité du sujet, mais son identité. D'où les victimes développent ce que les psychanalystes appellent une identification à l'agresseur. En l'occurrence, je ne crois pas que les victimes tombent à proprement parler amoureuses, je pense plutôt à une fascination, et en tout cas à une dépendance.

3. d. Les rituels d'entretien

L'emprise dépend beaucoup de la proximité de celui qui l'exerce. Mais elle trouve également un certain nombre de relais. Dont certains sont très surprenants. Que le gourou ait des comparses, on le conçoit aisément, mais l'expérience m'a amené à mettre au point un concept dont on me répète souvent que c'est mon apport le plus original à l'étude du phénomène sectaire, à savoir celui de co-adepte. On a observé, par exemple dans la co-dépendance alcoolique, que certains proches se rendaient complices de la dépendance. Idée choquante à nouveau, car ce sont également eux qui souffrent le plus du symptôme. Ils en viennent ainsi à se comporter d'une façon qu'ils estiment, pour toutes sortes de mauvaises mais aussi de bonnes raisons, la plus adéquate, et qui s'avère néanmoins entretenir le symptôme. Du côté des conséquences, je dirai en peu de mots qu'il s'agit d'une complicité paradoxale, qui n’atteint pas ses objectifs, et n’arrive pas à identifier son erreur. Et du côté des causes, que si les adeptes sont dans une dépendance positive à la secte, c’est-à-dire ont toutes leurs pensées occupées par un groupe qu’ils jugent être l’incarnation du bien, les co-adeptes, quant à eux, sont dans une dépendance négative, ont toutes leurs pensées occupées par un groupe qu’ils jugent être l’incarnation du mal.

Je me limiterai à un exemple: une des caractéristiques du système d'emprise, c'est que le co-adepte, traumatisé par sa confrontation à un très proche lui semblant être devenu un "mort-vivant",  rentre dans une pensée aussi binaire que celle de ce proche, initiant malgré lui une logique de guerre. Et provoque ainsi des ruptures de liens. Ces ruptures, la littérature les attribue généralement aux sectes, mais l'expérience clinique montre que la plupart des sectes intiment aux adeptes de se rapprocher de leur famille (ne serait-ce que dans un but prosélyte). Quand la rupture a lieu, elles en font porter toute la responsabilité à l'adepte. C'est une des innombrables violences sectaires. Elles ont ceci de particulier que l'adepte ne se sent pas agressé, mais en échec: il vit un traumatisme sans arriver à identifier un agresseur. Et s'il en identifie un, c'est alors le proche avec lequel il vient de vivre une rupture, ce qui contribue à l'isoler du monde extérieur, beaucoup plus efficacement que si le gourou programmait réellement un rejet de la famille.

 

4. Petite typologie des violences

Étymologiquement, le mot "violence" et le mot "viol" viennent tous deux du latin violentus qui qualifie un caractère emporté ou une chose impétueuse, dérivant de vis qui signifie "force, vigueur". L'idée étant qu'on force l'autre à quelque chose. Le verbe "forcer" est d'ailleurs un synonyme de "violer", et le substantif "forcement" de "viol". Au niveau psychologique, il faut comprendre que quelque chose s'est imposé au sujet, qui le laisse passif et incapable de se défendre. Là où l'agression, par exemple, du bas latin agressio, qui signifie "attaque", laisse la possibilité d'une défense, d'une réciprocité, d'une symétrie, la violence s'inscrit dans une relation très fondamentalement dissymétrique.

4. a. Le vice de consentement

La première violence que vit l'adepte, sans doute la plus fondamentale, je la formule depuis longtemps en terme de vice de consentement. Pour revenir sur l'exemple des ruptures de liens, notons que l'adepte a accepté de se soumettre au gourou et surtout à l'idéal sectaire entre autres parce qu'on lui avait promis une amélioration de ses liens... Or, non seulement ses liens ne s'améliorent pas, mais l'escroquerie affective et intellectuelle continue dans un discours qui comme déjà dit, attribue toute la responsabilité de l'échec à l'adepte. De façon plus fondamentale encore, l'adepte a accepté de se soumettre parce que dans le cadre d'une initiation authentique, la soumission à l'initiateur a toujours été la condition paradoxale mais néanmoins pertinente de l'entrée dans l'autonomie. Si ce n'est que le but du gourou n'est jamais l'autonomie de ses adeptes...

4. b. Les disqualifications

Toute la "pédagogie" du gourou est de même nature. L'adepte subit un grand nombre de disqualifications qui sont présentées comme des corrections, au pire des sanctions, toutes destinées à le mener vers le but qu'il s'est lui-même fixé (ici aussi, le gourou se dégage de toute responsabilité). Toute la violence du gourou (et de ses intermédiaires dans le cas des grands groupes) peut s'exprimer en toute impunité, donc sans frein: il ne peut rien y avoir de mal dans un comportement qui est supposé être source de tout bien. De plus, il règne dans les sectes une loi du silence: le mal, c'est remettre en cause l'idéal partagé, ne serait-ce qu'en montrant un  visage défait alors qu'on est supposé vivre au paradis. Accepter une telle loi peut sembler naïf de la part de l'adepte, mais ce qu'il faut bien comprendre ici, c'est que cette loi est soutenue par toutes sortes de justifications allant de la méthode Coué à la rédemption dans le sacrifice. Il y a pire: dans la plupart des grands groupes, la totalité des adeptes servent d'intermédiaires au gourou, se retrouvant dès lors dans la situation paradoxale de devoir violenter leurs pairs sous prétexte de les aider à progresser, et d'être violenté par eux sans avoir le droit d'exprimer leur douleur. Il y a là tous les ingrédients de ce qu'on appelle, en thérapie systémique, une double contrainte. Qui soutient l'indentification à l'agresseur.

4. c. Les exclusions et les menaces d'exclusion

On parle beaucoup de sectes qui harcèlent les adeptes essayant de quitter le groupe, mais la réalité est tout autre. Sauf bien sûr dans des cas où il y a des enjeux financiers. En l'occurrence, il faut savoir que la plupart des groupes sectaires comptabilisent plus d'exclus que d'adeptes. Pourquoi? Parce que l'adepte à charge du groupe est toujours impitoyablement abandonné, sous des prétextes idéologiques divers et qui à nouveau, font peser toute la responsabilité de l'événement sur l'adepte... Par ailleurs, la fréquence des exclusions rend très pesantes les menaces d'exclusion, qui de plus, tombent souvent aux moments les plus inattendus, comme autant de ruptures traumatiques dans la continuité du lien sectaire. Lien que j'ai décrit en son temps comme paradoxal parce que fondé sur un signifiant de rupture.

4. d. Le principe de la douche écossaise

D'idéal réalisé en disqualifications, de fusion en exclusion, d'extase en effroi, l'adepte vit, au niveau affectif, une véritable douche écossaise. Qui n'est pas sans rappeler l'alternance d'extase et de manque du toxicomane, que Rosenfeld a comparé à la cyclothymie maniaco-dépressive. Je suis personnellement persuadé, et c'est une des thèses importantes de mon ouvrage "Emprise et manipulation", que l'alternance d'états émotionnels extrêmes est la clé de la part affective de toute dépendance à un produit, cette part qui fait que la dépendance survit à l'abstinence. Je pense par ailleurs que le produit culturel que constitue une secte, en même temps qu'il institutionnalise l'emprise abusive, justifie par sa structure qu'on parle d'addiction sectaire. Le concept de co-adepte va évidemment de pair avec cette affirmation.

 

5. Un modèle d'intervention

Être subsidié par un Ministère de la Santé entraîne que SOS-Sectes s'organise autour d'une exigence scientifique. Ou est-ce l'inverse? En tout cas, notre modèle d'intervention s'inscrit dans la continuité de nos hypothèses de recherches. Ce qui suppose à la fois une assise expérimentale et l'acceptation que ce modèle évolue sans cesse. En effet, la méthode scientifique implique que la mise à l'épreuve des hypothèses ne débouche pas sur des certitudes mais sur des probabilités et de nouvelles hypothèses, qui seront à leur tour mises à l'épreuve, en particulier par la clinique. J'ai néanmoins essayé de résumer notre modèle par une division de l'analyse des problèmes en trois registres, qui ne me permettra pas d'être exhaustif, mais devrait mettre l'accent sur ce qui me paraît le plus novateur.

Pour bien nous comprendre, il faut d'abord que je précise que je différencie très nettement le lien des relations. On parle, par exemple, du lien conjugal et des relations extraconjugales... A mon sens, ce n'est pas un hasard: le lien existe en deçà de toute description possible, on peut seulement en constater l'effet, à savoir l'attachement; les relations, par contre, sont par définition descriptibles (ne parle-t-on pas de relation des faits?), sont à ranger du côté des comportements observables, et certaines d'entre elles peuvent d'ailleurs se déployer en dehors de tout attachement. 

5. a. Le registre rationnel

Dans ce registre, toute affirmation sera considérée comme vraie ou fausse. A l'opposé de cette clarté, on trouve la confusion mentale engendrée par les glissements logiques, par exemple quand le relatif se donne pour de l'absolu, ou encore quand l'associatif se donne pour du causal (c'est le cas quand on déduit une relation de cause à effet de ce qui n'était qu'une corrélation). C'est par de telles glissements que les sectes enferment leurs adeptes dans des paradoxes. Et c'est pourquoi il est inutile d'argumenter avec un adepte de secte: la vérité n'existe plus que par l'appartenance au groupe.

5. b. Le registre irrationnel

Dans ce deuxième registre, toute affirmation sera considérée non plus en fonction de son contenu, mais de la relation qui lui est sous-jacente, ceci en termes de lien ou de rupture. Au thème de la rupture, il faudrait ajouter celui du deuil, sans lequel aucun changement n'est possible. Comme je l'ai déjà dit, l'embrigadement sectaire réussit le tour de force d'induire un lien fondé sur un signifiant de rupture. Il faut ajouter que cette rupture, aussi paradoxale que ce lien, ne permet pas aux deuils de se faire, et enferme donc l'adepte, puisque tout changement est devenu impossible, dans une boucle temporelle. Au lieu que l'adepte puisse résoudre ses conflits intérieurs par une identité qui en effectue la synthèse, il divise son identité en deux parties qui ne communiquent plus. L'exemple le plus évident de conflit intérieur, c'est celui qui éclate inévitablement entre la loyauté qu'il doit à sa famille d'origine et la loyauté réclamée par le gourou. Il en découle la formation ce que j'ai nommé, dans mes articles, le "soi-secte" et le "soi-famille": le "soi-secte" reste fidèle à sa famille d'origine, et c'est à cette partie de l'adepte que ladite famille doit essayer de s'adresser; le "soi-secte" démontre une loyauté indéfectible au gourou. Ce qu'il faut bien intégrer, c'est l'idée que pendant toute l'appartenance sectaire, la loyauté au gourou aura toujours le dessus sur toute autre, ceci d'autant plus que le lien sectaire en a fait un enjeu de vie ou de mort. La loyauté familiale est néanmoins plus authentique. Le travail des intervenants consistera souvent à soutenir la famille pour qu'elle ne cesse jamais de croire, en dépit des apparences, à la solidité du lien qui lui attache l'adepte. Pour en terminer avec ce deuxième registre, je voudrais préciser qu'essayer de battre le gourou sur son terrain, par exemple en exerçant un chantage affectif, est totalement improductif et même contreproductif.

5. c. Le registre éthique

Dans ce troisième registre, toute affirmation sera considérée en termes de bien ou de mal. Entendons-nous: je ne suggère pas, en amenant ce registre, de faire la morale à l'adepte. Car la morale est tout aussi relative que la vérité. Il existe pourtant des domaines, dont on pourrait dire qu'ils relèvent de l'éthique, qui revêtent un caractère plus absolu. Je pense tout particulièrement au droit commun, qui pour être arbitraire, n'en fait pas moins l'objet d'un consensus social dont le groupe sectaire s'exclut toujours d'une façon ou d'une autre. Un exemple: dans le registre irrationnel, beaucoup d'associations conseillent aux familles de présenter à l'adepte un visage avenant, et de lui montrer que sa famille d'origine vaut largement sa "nouvelle famille". Or, la secte n'est en aucun cas une famille, il s'agit seulement d'un faux-semblant de famille. Pareillement, se fabriquer un visage avenant est un faux-semblant de relation. Je le répète, il ne faut pas se battre sur le même terrain que le gourou. J'ajoute que les conflits, quand on s'arrange pour qu'ils ne relèvent pas de la rupture, mais soient une autre façon d'être en relation, portent plus de fruits qu'une paix coûteuse relevant également du faux-semblant. Un exemple trivial: dans les cas où l'adepte a un enfant qu'il entraîne dans son expérience, les grands-parents non adeptes hésitent à exiger un droit de visite, et le parent non adepte hésite à faire respecter le sien au besoin par la police... Pour une raison qui pourrait paraître bonne, mais ne l'est pas, à savoir pour éviter la rupture. J'affirme quant à moi que faire respecter la loi non seulement ne nuit pas au lien, mais le renforce, même dans le cas où les relations s'interrompent. Ce cas n'est d'ailleurs pas le plus fréquent.

5. d. Le déclic de la sortie

D'après notre expérience, la sortie de secte dépend d'un déclic. Provoqué par un événement qui comprend toujours deux ingrédients: cet événement est toujours à cheval entre le registre irrationnel, par sa charge émotionnelle, et le registre éthique, par sa nature infractionnelle. Comme c'est le cas pour l'âme damnée de Richard III dans la pièce de Shakespeare, quelque chose dépasse la limite aux yeux de l'adepte, lui démontre la vraie nature du gourou. C'est ce constat, ajouté à d'autres observations, qui nous fait dire qu'il faut oser le conflit, à condition qu'il se joue dans le registre éthique.

 

Jean-Claude Maes

 

BIBLIOGRAPHIE

 

bullet

FREUD, S. et BREUER, J. (1895), Etudes sur l'hystérie, PUF, Paris, 1956.

bullet

COLLECTIF (2002), Santé mentale et phénomène sectaire, Commission Communautaire Française, Bruxelles.

bullet

DESSOY et coll. (1996), Rite de passage, cycle de vie et changement discontinu, in Thérapie familiale n°17, pp. 487-505.

bullet

DORET, R. (1981), La relation d’emprise, in Nouvelle revue de Psychanalyse n° 24, pp 117-139.

bullet

FERENCZI, S. (1919), Psychanalyse des névroses de guerre, in Psychanalyse III, Payot, Paris, 1974, pp.27-43.

bullet

FREUD, S. (1921), Psychologie des foules et analyse du moi, in Essais de psychanalyse, Payot, Paris, 1985, pp.117-205.

bullet

MAES, J.-C. (2000a), Dépendance et co-dépendance à une secte, in Thérapie familiale n° 20, pp.111-127.

bullet

MAES, J.-C. (2000b), La brèche, in Psychothérapies, n°20, pp.199-212.

bullet

MAES, J.-C. (2006), Le lien sectaire: des relations fondées sur la rupture, in Thérapie familiale n° 27, pp.133-159.

bullet

ROSENFELD, H. (1960), La toxicomanie, in ROSENFELD, H. (1965), États psychotiques – Etudes psychanalytiques, PUF, Paris, 1976, pp.167-186.

 

 

horizontal rule

Pour revenir à l'accueil, cliquez ici

 

Organisé avec le soutien du membre  

du Collège de la Commission communautaire française

chargé de la Santé

Copyright © 2002 SOS Sectes